Réveil

 

Jeremy et Antonio repartirent le lendemain matin. Je me remis au travail. Ou m’y préparai, du moins. J’appelai l’hôpital pour prendre des nouvelles de Philip, puis m’installai dans le bureau, allumai l’ordinateur portable de Clay et demeurai là, à regarder tour à tour le téléphone et le portable. C’étaient mes seuls outils pour trouver Clay et j’ignorais totalement comment me servir de l’un ou de l’autre. Je sortis un bloc-notes et passai en revue tout ce que je savais, espérant qu’une nouvelle piste à creuser me sauterait aux yeux.

Il nous restait deux cabots expérimentés, la moitié du chiffre d’origine. Idée rassurante, jusqu’à ce que je me rappelle que nous avions éliminé les cabots les moins importants et que les plus dangereux restaient en vie. Ce qui n’était pas une si bonne chose. Nous avions aussi deux nouveaux. LeBlanc, je le connaissais, je comprenais son fonctionnement. Cette fois encore, j’éprouvai une brève bouffée de soulagement avant de me rappeler que je n’avais pas encore rencontré le protégé de Cain, Victor Olson. Ce serait donc la prochaine étape : en apprendre plus sur lui. Bien entendu, il y avait une marge entre décider de ce que j’allais faire et déterminer comment. Des deux outils à me disposition, Internet semblait le meilleur choix, car je ne savais pas par où commencer avec le téléphone.

Cain disait que son protégé s’appelait Victor Olson et qu’il l’avait fait évader d’une prison d’Arizona où il était détenu pour crimes sexuels. Comme c’était Daniel qui avait trouvé Olson, ses crimes avaient dû être assez atroces pour lui garantir l’attention des médias. Une simple recherche sur le nom et la ville me fournit sept correspondances exactes. La première se rapportait à un fondateur de la ville nommé Victor Olson, mort depuis longtemps. Les quatre correspondances suivantes concernaient Vic Olson, dit le « Chien fou », ce qui me parut prometteur, jusqu’à ce que le lien me conduise à une publicité pour un avocat spécialisé dans les dommages personnels et corporels résultant d’accidents. Les deux derniers me permirent de trouver un filon. Victor Olson s’était échappé de prison quatre mois plus tôt, alors qu’il était condamné à perpétuité pour le viol et le meurtre d’une fillette de dix ans. Je relus plusieurs fois l’âge de sa victime. Cain avait dit qu’Olson avait fait de la prison pour « avoir un peu déconné avec des filles ». J’avais pensé que, par « filles », il désignait en réalité des femmes. Visiblement non. Réprimant ma répulsion, je parcourus l’article. Olson était un pédophile de longue date, plusieurs fois déclaré coupable d’attentats à la pudeur, mais les inculpations avaient toujours été retirées lorsque le juge avait estimé que les témoignages de ses victimes n’étaient pas « fiables ». Dans le cas de la dernière victime, le juge avait dû reconnaître la fiabilité du témoignage que fournissait son cadavre. Je passai à l’article figurant sur l’autre site et compris pourquoi Daniel avait choisi Olson. C’était un désaxé qui suivait les petites filles à la trace. Il choisissait ses victimes avec soin et les suivait pendant des semaines avant de passer à l’acte. Un policier avait déclaré qu’il n’avait jamais vu personne de si « doué pour la chasse » – c’étaient ses termes, pas les miens.

Je consacrai une heure de plus à passer en revue ce que je savais. Comme ça ne menait nulle part, j’allai trouver Nick dans la salle de musculation et lui répétai tout, en espérant soit qu’il lui vienne une intuition, soit que le fait de formuler tout ça m’aide à réfléchir. Nick m’écouta, sans que ça lui inspire la moindre idée. Ce n’était pas dans ses habitudes. Formulé comme ça, ça paraît franchement salaud. Je voulais dire par là qu’il était habitué à suivre les plans des autres. C’était un second enthousiaste et un ami fidèle, mais il n’était pas franchement – comment le dire gentiment – pas franchement un grand penseur. Lui parler ne m’aida en rien à trouver une solution. Je laissai donc mes papiers de côté, éteignis l’ordinateur et me consacrai à la tâche la plus basse et la plus abrutissante que je puisse concevoir : la lessive.

Personne ne s’en était occupé depuis notre départ pour Toronto, sans doute parce que c’était le cadet des soucis de la Meute. Je n’en avais pas compris pleinement l’implication avant de tomber sur une chemise de Clay pendant que je pliais la première charge. Je restai plantée là, dans la buanderie, sa chemise en main. Clay la portait la veille de notre départ. J’ignore pourquoi je me rappelai ce détail. C’était une chemise de golf vert foncé, l’une des rares à trancher parmi la masse de chemises noires ou blanches unies. Sans doute un cadeau de Logan, qui s’attribuait la tâche ingrate consistant à égayer un peu la garde-robe de Clay. Je regardai fixement la chemise, songeant à Logan, et la douleur refit brusquement surface. Puis je pensai à Peter, me le rappelai en train de vanner Clay sur sa garde-robe monochrome, menaçant de lui donner une pile des tee-shirts de concert les plus criards qu’il puisse trouver. Clignant très fort des yeux, je fourrai la chemise sous une pile de sous-vêtements de Nick et me remis au travail.

Après avoir plié la première charge, je montai à l’étage ranger les vêtements. Je laissai la pile de Clay pour la fin. Je passai plusieurs minutes plantée devant la porte close de sa chambre, à rassembler le courage d’entrer. J’en finis le plus vite possible, fourrant chemises, slips et chaussettes dans ses tiroirs. Ses jeans allèrent dans la penderie. Oui, il les accrochait à des cintres, sans doute parce que la penderie ne contiendrait rien dans le cas contraire. J’étais en train de les ranger quand je vis le tas de cadeaux emballés au fond de la penderie. Je compris de quoi il s’agissait avant même d’y jeter un œil. Une partie de moi eut envie de claquer la porte et de s’enfuir en courant. Je ne voulais pas les voir. Mais je ne pus résister. Je tendis la main vers celui du haut. Il était enveloppé dans du papier cadeau de Noël, orné de sucres d’orge et de rubans de couleurs vives. Un nom griffonné sur l’étiquette recouvrait le « DE : » et le « POUR : » Elena.

Nick m’avait dit que Clay guettait mon retour. Je m’étais moi-même presque attendue à revenir ici lors du Noël précédent, non pas de ma propre volonté, mais par magie, comme si je pouvais m’endormir à Toronto à la veille de Noël et me réveiller à Stonehaven le lendemain matin. Pâques, Thanksgiving, les anniversaires, tous étaient passés sans me faire le même effet, sans réveiller ce besoin de revenir. Mais c’était différent.

Enfant, je détestais Noël. De toutes les fêtes, c’était celle qui célébrait le plus la famille, et tous les films, les émissions spéciales, les publicités, les couvertures de magazines montraient des familles heureuses en train de se livrer à tous les rites saisonniers. Je ne peux pas dire que j’étais privée des ornements habituels de Noël. Mes parents adoptifs n’étaient pas des ogres complets. J’avais droit à des cadeaux, à de la dinde au dîner. J’allais à des fêtes et à la messe de minuit. Je m’asseyais sur les genoux du Père Noël et j’apprenais des chants traditionnels pour le concert de l’école. Mais, sans liens familiaux véritables, tous les rituels de la fête sonnaient aussi faux que la neige en aérosol. J’avais donc cessé de fêter Noël quand j’avais emménagé seule à dix-huit ans. Puis j’avais rencontré Clay. Lors de notre première année ensemble, il m’avait enfin semblé possible de fêter un vrai Noël. Bien sûr, je n’étais pas entourée de parents, de grands-parents, d’oncles et de tantes, mais j’avais quelqu’un. Mon premier lien avec tout ce dont je rêvais tant.

Je dois préciser que Clay ignorait totalement comment fêter Noël. Ce n’était pas un jour férié officiel chez les loups-garous. D’accord, il n’existait pas de jour férié officiel pour nous, mais la question n’était pas là. La Meute ne reconnaissait Noël que comme une occasion de se rassembler parmi les dizaines qui se présentaient dans l’année. Ils échangeaient des cadeaux, comme pour les anniversaires, mais ça n’allait pas plus loin. Que fit donc Clay quand je laissai sous-entendre que je voulais un Noël en bonne et due forme ? Il m’en offrit un.

Même si je l’ignorais à l’époque, il avait passé des semaines à se documenter sur cette fête. Puis il m’avait offert un Noël avec tous les ornements. Nous étions sortis couper un sapin, avant de comprendre l’impossibilité de le rapporter dans son appartement sur sa moto. Nous nous l’étions donc fait livrer puis nous l’avions orné. Nous avions fait des sablés, du pain d’épice et autres biscuits à décorer, et découvert la difficulté de former des bonshommes de pain d’épice sans emporte-pièce. Nous avions fait un cake, qui devait toujours se trouver sur le balcon de son ancien appartement où il nous servait à caler la porte. Nous avions acheté des illuminations pour le balcon et dû retourner chercher d’abord une rallonge, puis des cisailles afin de percer un trou dans le panneau à travers lequel faire passer le câble. Nous avions écouté des chants de Noël, regardé How the Grinch Stole Christmas et loué La vie est belle, même si Clay s’était endormi pendant ce dernier – bon, je l’avoue, moi aussi. On avait bu du lait de poule près du feu, ou plutôt près d’une photo de feu tirée d’un magazine et que Clay avait accrochée au mur. Nous n’avions oublié aucune tradition. C’était le Noël parfait. Nous n’étions pas allés jusqu’à Pâques.

Il n’y eut pas de Noël l’année suivante. Sans doute avait-il toujours lieu dans le monde extérieur, mais il passa inaperçu à Stonehaven. J’étais à peine sortie de la cage quand arriva l’hiver. Clay était toujours en exil. Logan me rendit visite, mais je le chassai comme je l’avais fait la demi-douzaine d’autres fois où il avait tenté de venir me voir. Nick m’envoya un cadeau. Je le jetai sans même l’ouvrir. Avant ma morsure, j’avais déjà rencontré Logan et Nick et même commencé à les considérer comme des amis. Par la suite, je leur en voulus de ne pas m’avoir prévenue. Je pris donc à peine conscience du passage de Noël.

L’année suivante, Clay se trouvait toujours en exil. J’étais alors bien en voie de guérison. J’avais pardonné à Logan, à Nick et même à Jeremy. Je commençais à connaître un peu Antonio et Peter. À accepter mon existence de loup-garou. Puis Noël était arrivé. Je pensais qu’il passerait de nouveau sans grande pompe, comme l’année précédente. Au lieu de quoi on avait passé un Noël authentique, avec des cadeaux sous le sapin, des guirlandes électriques qui se reflétaient sur la neige et une dinde sur la table. La Meute au complet vint passer la semaine à Stonehaven et je sus pour la première fois à quel point un Noël en famille pouvait être animé, stressant, bruyant et merveilleux. Je croyais que c’était ainsi que la Meute fêtait Noël en temps ordinaire, quand elle ne devait pas se colleter avec une femme loup-garou en colère. Je n’avais appris la vérité qu’en janvier. Clay avait contacté Jeremy et lui avait demandé de faire ça pour moi. C’était le cadeau qu’il m’offrait. En retour, je demandai à Jeremy de lever son bannissement.

Chacune des années qui suivirent, on fêta pleinement Noël à Stonehaven. La Meute se pliait totalement à ma lubie, sans jamais me donner l’impression qu’ils cherchaient simplement à me faire plaisir. Tous les Noëls n’avaient pas été agréables pour autant. Parfois, Clay et moi nous entendions bien, le plus souvent non, mais nous étions toujours ensemble. Si ce dernier Noël loin de Clay avait été difficile, une certitude l’avait rendu supportable : savoir qu’il était là, quelque part. Tandis que je fixais la pile de cadeaux dans sa penderie, je compris que ça s’appliquait à ma vie le restant de l’année, pas simplement à Noël. Parfois, savoir que Clay était là, qu’il m’attendait si je choisissais de revenir, me fournissait un certain réconfort dans ma vie. D’une façon assez perverse, il était l’élément le plus stable de mon existence. Quoi que je puisse bien faire, il serait là. Et s’il ne l’était plus ? Cette idée me glaça à tel point que mon souffle sembla geler dans mes poumons et que je dus m’appliquer à respirer. Je n’avais pas menti à Jeremy, la veille. Ce n’était pas une de ces romances de contes de fées où l’héroïne comprend son amour éternel pour le héros lorsqu’il est confronté à un danger mortel. Il n’y avait dans cette histoire ni héros, ni héroïnes, et il n’y aurait jamais de fin heureuse où ils se marient et ont beaucoup d’enfants, même si nous retrouvions Clay. Je ne me voyais toujours pas vivre avec lui, pas plus que je ne pouvais envisager mon univers sans lui. J’avais besoin de lui. C’était peut-être d’un égoïsme incommensurable. Ça l’était presque certainement. Mais c’était sincère. J’avais besoin de Clay et je devais le retrouver. Je regardai de nouveau les cadeaux et compris que je n’en faisais pas assez.

 

— Je vais à Bear Valley, déclarai-je.

C’était le lendemain. Nick et moi nous trouvions sur le patio, étendus sur des chaises longues, nos plateaux de déjeuner sur les genoux. Jeremy et Antonio étaient partis une heure plus tôt. Depuis, je cherchais comment annoncer à Nick le plan que j’avais conçu. Après une demi-douzaine de faux départs, je choisis une approche plus franche.

— J’ai dit à Daniel que je voulais le voir, ajoutai-je.

— C’est ce qu’il y avait dans le message ?

Lorsque Antonio et Nick étaient allés livrer la dernière missive à la boîte postale de Daniel, j’avais glissé à Nick un mot à ajouter à celui de Jeremy. Nick ne m’avait encore posé aucune question, sans doute parce qu’il ne voulait pas savoir.

— Oui, répondis-je. Je vais le rencontrer à 14 heures.

— Et comment il t’a répondu ?

— Il ne l’a pas fait. Je lui ai donné rendez-vous à 14 heures. Il y sera.

— Jeremy est d’accord ?

À l’intonation de Nick, je devinai qu’il savait parfaitement que je ne lui en avais pas touché mot. Cette question était sa façon d’aborder prudemment le sujet. Ou peut-être espérait-il malgré tout que j’avais conçu ce plan avec Jeremy et que nous avions simplement oublié de lui en parler.

— Je ne peux plus rester assise à ne rien faire, dis-je. Je ne peux plus. J’ai essayé, mais c’est inutile.

Nick passa les jambes par-dessus le bord du siège et s’assit.

— Je sais comme c’est dur pour toi, Elena. Je sais à quel point tu l’aimes…

— Ce n’est pas ça. Écoute, j’ai déjà parlé de tout ça avec Jeremy. On a besoin que Clay revienne. À toi de décider si tu veux nous aider ou pas.

— Je veux vous aider à le secourir, mais pas question que je t’aide à te faire tuer.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Tu m’as bien compris. J’ai vu dans quel état tu étais il y a quelques jours…

— Alors c’est ça ? Tout ça parce que j’ai pété un câble il y a trois jours ? Regarde-moi bien. J’ai l’air complètement flippée ?

— Non, et ça m’effraie sans doute encore plus que si tu l’étais.

— J’y vais, déclarai-je.

— Pas sans moi.

— Très bien.

— Mais je n’y vais pas. Alors toi non plus.

Je me levai et me dirigeai vers la porte de derrière. Nick se releva d’un bond et me barra la route.

— Qu’est-ce que tu vas faire ? lui demandai-je. M’assommer et m’enfermer dans la cage ?

Il détourna le regard mais ne bougea pas. Je savais qu’il ne ferait rien. Si on en arrivait là, Nick ne recourrait pas à la force physique pour m’arrêter. Ce n’était pas dans sa nature.

— Où a lieu ce rendez-vous ? demanda-t-il enfin. C’est dans un lieu public ? Parce que sinon…

— C’est au Donut Hole. Il n’y a pas plus public. Quoi que tu puisses bien penser, je ne fais rien qui puisse me mettre en danger. Je ne ferais rien pour te mettre, toi, en danger. Le seul risque que je prenne, c’est en enfreignant les ordres de Jeremy. Et je le fais uniquement parce qu’il a tort de m’exclure.

— Alors tu vas retrouver Daniel dans ce café et je serai là. On se garera juste devant. On n’ira nulle part avec lui, même pas pour se balader dans la rue.

— Exactement.

Nick se détourna et rentra dans la maison. Tout ça ne lui plaisait pas, mais il le ferait. Je le lui revaudrais un jour.

 

Lorsque je me garai devant le café, j’aperçus Daniel par la vitre. Il était assis à une table. Ses cheveux auburn lui arrivant aux épaules étaient repoussés derrière son oreille gauche – sa seule oreille, en fait, suite à ce petit accident de morsure quelques années plus tôt. Il avait le profil anguleux, pommettes hautes, menton pointu et nez fin, plutôt séduisant, avec un certain charisme animal, mais il évoquait moins un loup qu’un renard, qui reflétait mieux sa personnalité.

Quand je sortis de la voiture, ses yeux verts me suivirent, mais il ne montra d’aucune façon qu’il avait noté ma présence, ayant appris depuis longtemps que je réagissais mal aux grandes démonstrations. Il ne mesurait guère plus d’un mètre soixante-quinze car nous avions, debout, les yeux exactement au même niveau. À une occasion où j’avais dû le rencontrer pour lui livrer un avertissement de la part de Jeremy, je portais des talons de cinq centimètres et avais pris un grand plaisir à baisser les yeux vers lui pour lui parler, jusqu’à ce qu’il me dise à quel point il me trouvait sexy. Depuis, il ne m’avait jamais vue porter autre chose que mes vieilles baskets sales.

Aujourd’hui, Daniel arborait un tee-shirt noir uni et un jean, c’est-à-dire à peu près la même chose que le reste du temps. Il copiait la garde-robe monochrome de Clay, son style décontracté d’ouvrier du bâtiment, comme s’il pensait que ça lui donnait un certain cachet. Comme il se trompait…

Marsten était assis face à Daniel. Suivant son habitude, il était pomponné et vêtu comme s’il sortait des pages d’un magazine masculin, ce qui donnait à Daniel des allures de plouc en comparaison.

Lorsque j’entrai en compagnie de Nick, Marsten se leva et vint nous accueillir à la porte.

— Vous savez, me dit-il, je suis surpris que Jeremy vous ait laissé venir. Est-il seulement au courant ?

Je me balançai un coup de pied mental. Je n’avais pas pensé à l’impression que je donnerais en enfreignant ouvertement les consignes de Jeremy. Des dissensions au sein de la Meute. Génial. On pouvait faire confiance à Marsten pour les flairer en cinq secondes chrono.

— Vous avez bonne mine, Elena, poursuivit-il sans attendre ma réponse. Fatiguée, mais ça n’a rien de surprenant. Espérons que tout ceci prenne bientôt fin.

— Ça dépend de vous, répondis-je.

— En partie. (Il se tourna vers la serveuse derrière le comptoir.) Deux cafés. Noir pour la dame, et… (Il jeta un coup d’œil à Nick.) Lait et deux sucres, c’est bien ça ?

Nick se contenta de le fusiller du regard.

— Un noir. Et un crème avec deux sucres, répéta Marsten à la serveuse. Mettez-les sur ma note. (Il s’arrêta, puis se retourna vers moi avec un sourire ironique.) Je n’arrive pas à croire que je viens de dire ça dans un café. Il est temps que je quitte cette ville.

Je détournai le regard.

— Ça faisait longtemps, Nicholas, poursuivit Marsten. Comment va votre père ? J’ai investi dans une de ses sociétés l’an dernier. Trente pour cent de retours. Il n’a vraiment pas perdu la main.

Nick l’ignora et s’assit sur un tabouret au comptoir pour étudier la carte des beignets. Marsten prit le tabouret voisin et me fit signe d’avancer vers Daniel.

— Je vais tenir compagnie à Nicholas, dit-il.

Daniel ne leva pas les yeux à mon approche. Il continua à remuer son café et ne me salua que d’un infime signe de tête. La serveuse m’apporta ma tasse. Je la repoussai et m’assis sur le banc face à Daniel. Il remuait toujours son café. Je restai immobile quelques secondes. En d’autres circonstances, j’aurais attendu de voir combien de temps il pouvait continuer à feindre l’indifférence avant de craquer et de me regarder. Mais il n’était plus temps de jouer.

— Qu’est-ce que vous voulez ? lui demandai-je.

Sans cesser de remuer, il fixait sa tasse comme si elle risquait de lui échapper s’il la quittait des yeux.

— Qu’est-ce que je veux en règle générale ?

— Vous venger.

Il leva les yeux et croisa mon regard, puis rompit le contact pour me jauger lentement de la tête aux pieds, comme à son habitude. Je serrai les dents et attendis. Au bout de quelques secondes, je fus tentée de claquer des doigts devant son visage en lui disant qu’il n’y avait pas tant que ça à regarder en moi.

— Vous voulez vous venger, répétai-je pour remettre son cerveau sur les rails.

Daniel s’enfonça dans son siège, une jambe surélevée pour paraître cool et détendu au possible.

— Pas du tout. Je ne l’ai jamais voulu. Quoi que la Meute ait pu me faire, j’ai tourné la page. Elle ne mérite pas mon temps. Mais vous, si.

— Nous y voilà, marmonnai-je.

Daniel m’ignora.

— Je sais pourquoi vous restez avec ces gens-là, Elena. Parce que vous avez peur de partir, peur de ce qu’ils feront, et de ce qui vous arrivera sans leur protection. J’essaie de vous prouver qu’ils ne peuvent ni vous faire de mal ni vous protéger. Si vous voulez un partenaire, un véritable, vous méritez mieux qu’un tordu qui doit se retourner trois fois avant de s’allonger. Je peux vous donner mieux.

— Alors tout ça, c’est pour me gagner, moi ? N’importe quoi.

— Vous ne croyez pas le mériter ? Je croyais que vous vous estimiez plus que ça.

— C’est mon QI que j’estime plus que ça. Il ne s’agit pas de moi. Ça n’a jamais été le cas. Il s’agit de vous et de Clay. Vous pensez qu’il me possède, alors vous me voulez. Vos motivations sont aussi complexes que celles d’un gosse de deux ans qui en voit un autre avec un jouet brillant. Vous le voulez.

— Vous vous sous-estimez.

— Non, mais je ne sous-estime pas la haine qu’il vous inspire. Qu’est-ce qui s’est passé ? Il a toujours eu la plus grosse part du gâteau d’anniversaire ?

— Il a fait de ma vie un enfer. Lui et son fidèle second, là. (Daniel lança un regard noir à Nick.) « Pauvre petit Clay. Il a des problèmes. Il a eu la vie dure. Tu dois être gentil avec lui. Tu dois devenir son copain. » J’entendais ça tout le temps. Tout ce qu’ils voyaient, c’était un adorable petit louveteau. Quand il montrait les dents, ils trouvaient ça mignon. Il nous tyrannisait comme un Napoléon miniature et ils trouvaient ça mignon. Mais ça ne l’était vraiment pas, vu de ma position. C’était…

Je levai la main.

— Vous divaguez.

— Quoi ?

— Je tenais juste à vous le signaler. Vous divaguez. Ce n’est pas très joli à voir. Dans deux minutes, vous allez m’exposer vos plans de conquête du monde. C’est ce que font les méchants après avoir exposé leurs motivations. J’espérais que vous seriez différent.

Daniel but une gorgée de café, puis secoua la tête avec un petit rire.

— Eh bien, vous venez de me remettre à ma place. Vous avez toujours été douée pour ça. Si vous me demandez de sauter dans un cerceau, je vous demande juste à quelle hauteur.

— Et si je vous demande de relâcher Clay…

Daniel fit la grimace.

— Je vous réponds : à quoi bon ? D’accord, il y a des limites à ma docilité. Je ne vais pas le laisser partir simplement parce que vous le voulez, Elena. Vous pourrez faire la moue, battre des cils, supplier, je trouverai tout ça très excitant mais ça ne me convaincra pas de le relâcher. Je vais vous proposer le même échange qu’à Jeremy. Vous contre Clay.

— Pourquoi ?

— Je viens de vous le dire.

— Parce que je suis irrésistible. Ouais. Donnez-moi une meilleure explication ou je fous le camp d’ici.

Daniel resta un moment silencieux, puis se pencha vers moi.

— Vous avez déjà pensé à créer votre propre Meute ? Pas en recrutant une bande de cabots demeurés, mais en fondant une dynastie ? Nous ne sommes pas immortels, Elena, mais il existe un moyen d’assurer notre immortalité.

— J’espère vraiment que vous ne sous-entendez pas ce que je crois.

— Des enfants, Elena. Une nouvelle race de loups-garous. Pas moitié loups-garous et moitié humains, mais pleinement loups-garous, ayant hérité des gènes des deux parents. Des loups-garous parfaits.

— La vache. Alors vous voulez vraiment conquérir le monde.

— Je suis sérieux.

— Sérieux dans votre folie. Désolée, mais mon utérus n’est ni à louer, ni à vendre.

— Pas même au prix d’une vie ? Celle de Clay ?

Je feignis d’y réfléchir. Il était temps de le mettre au pied du mur.

— Alors si j’accepte de vous suivre, vous allez le relâcher ?

— Voilà. Seulement, mettons les choses au clair, je ne vais pas me contenter d’espérer que vous me suiviez docilement. Il y a un endroit sûr où je compte vous emmener, suffisamment loin d’ici. Vous serez enfermée. Un peu comme dans la cage de Stonehaven, mais en bien plus luxueux. Si vous me donnez ce que je veux, absolument tout, vous n’y resterez pas longtemps. Quand je vous aurai convaincue que je suis le meilleur choix, je vous laisserai sortir. Si vous tentez de vous enfuir, je vous enfermerai de nouveau.

— La vache, quelle tentation.

— Je vous parle sincèrement, Elena. C’est un échange. Sa captivité contre la vôtre.

Je fis mine d’hésiter en regardant par la fenêtre. Puis je me retournai vers Daniel.

— Voici ma condition. Je veux le voir libre. Vous le relâcherez en plein jour dans un endroit public. Je serai là pour vous surveiller. Ensuite, je vous appartiendrai.

— Ça ne marche pas comme ça. Une fois que vous serez à moi, il sera libre.

— Vous n’avez aucune intention de le libérer, dis-je. C’est bien ce que je pensais.

Je me levai, me détournai et quittai le café. Nick et Daniel se précipitèrent tous deux à ma suite. Quand j’atteignis la voiture, la main de Daniel jaillit pour maintenir la portière fermée.

— Vous avez vu les photos, non ? demanda-t-il.

Je m’arrêtai mais ne me retournai pas.

— Je sais que oui, poursuivit Daniel. Vous avez vu dans quel état il est. Vous savez que ça empire. Combien de temps pensez-vous qu’il tiendra encore ?

Je me retournai lentement. Je vis alors le visage de Daniel, lus la satisfaction dans ses yeux et perdis la tête. Depuis une demi-heure, je m’efforçais de ne pas penser à Clay. Tandis que je parlais à Daniel, je luttais pour ne pas me rappeler que c’était lui qui le gardait captif, qu’il l’avait drogué et battu jusqu’à ce qu’il ne lui reste presque plus un centimètre de peau indemne. Je m’étais concentrée sur ce que je disais à Daniel comme je lui avais parlé une centaine de fois auparavant, comme si je ne faisais que lui transmettre un message de Jeremy lui laissant le choix entre rentrer dans le rang ou affronter un châtiment. J’avais vraiment, vraiment essayé d’oublier ce qui se passait en réalité. Mais, quand je l’entendis menacer Clay, il me devint impossible de faire semblant. La rage contenue en moi bouillonna et déborda avant que je puisse la refréner.

J’agrippai le devant de sa chemise et le projetai si fort contre la vitre passager qu’elle se brisa en millions de fragments de verre Securit.

— Espèce de sale hyène pleurnicharde, lançai-je en m’appuyant contre lui jusqu’à ce que nos visages se touchent presque. D’abord vous le kidnappez avec une seringue hypodermique. Ensuite vous l’enchaînez pour pouvoir le tabasser. Mais ça ne vous suffit pas. Vous devez le droguer d’abord. Vous assurer qu’il ne puisse même pas rassembler assez de force pour vous cracher au visage. Ensuite vous le tabassez. Ça vous a plu ? Ça vous a donné l’impression d’être un homme, en réduisant votre ennemi en bouillie alors qu’il ne pouvait même pas lever le petit doigt pour se défendre ? Vous n’êtes ni un homme, ni un loup. Vous êtes une hyène, un charognard, un lâche. Si vous levez la main sur lui ne serait-ce qu’une fois de plus, je vais vous faire subir quelque chose qui fera passer cette morsure à l’oreille pour une égratignure. Et si vous le tuez, je le jure devant Dieu et le diable, et devant tout autre témoin, si vous le tuez, je vous pourchasserai. Je vous retrouverai et je vous infligerai toutes les tortures imaginables. Je vous aveuglerai, je vous castrerai, je vous brûlerai. Mais je ne vous tuerai pas. Je ne vous laisserai pas mourir. Je vous enverrai en enfer et je vous obligerai à y passer le restant de vos jours.

Je repoussai Daniel. Il vacilla, se reprit, puis se tourna pour me faire face. Sa bouche s’ouvrit, se referma, se rouvrit encore, mais il paraissait incapable de trouver une réplique digne de ce nom et préféra donc tourner les talons pour regagner à pas lourds le café où les clients, au nombre d’une dizaine, semblaient tous avoir pris place près de la fenêtre. Quand je détournai le regard, j’entendis un sifflement tout bas et me tournai pour voir Marsten appuyé contre l’arrière de la voiture.

— La tigresse est de retour, dit Marsten. Eh bien, eh bien. Ça va peut-être devenir intéressant.

— Allez vous faire foutre, aboyai-je.

J’ouvris brusquement la portière, montai dans la voiture et mis le contact alors que Nick sautait du côté du passager. La Camaro quitta en rugissant la place de parking dans un crissement de pneus. Je ne consultai pas une fois le compteur de vitesse pendant tout le trajet jusqu’à Stonehaven.

J’avais eu raison sur un point. Il n’était plus temps de jouer.

Morsure: Femmes De L'Autremonde, T1
titlepage.xhtml
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html